Sur le chemin du retour, l’esprit
toujours embué par les vapeurs éthyliques, elle se sentait légère. Assise en
indien sur le quai, Clémence attendait patiemment, sereinement, avec la grâce
dont seules les personnes attendues nulle part sont pourvues. Elle fouilla au
fond de sa besace, en sortit son Ipod, puis enfila les oreillettes. Un savant
mélange de jazz chaud et de percussions sud-américaines coula alors en elle.
Pour occuper les huit minutes qui la séparaient du prochain métro, elle
s’adonna à son jeu préféré : scruter les passants et les affubler d’une
vie tantôt hautement colorée, tantôt triste à mourir. Elle se croyait capable
de percer le mystère, de faire craquer la carapace que chacun enfile lorsqu’il
franchit, le matin, le seuil de sa porte.
Ce vieillard, les épaules recourbées,
ne prend le métro que depuis trois mois. Il était au volant de sa berline
champagne avec son épouse des cinquante dernières années quand sa voiture a
violemment percuté un camion remorque. Elle est décédée sur le coup et il n’a
plus jamais pu se résoudre à mettre la clé dans le contact.
Cette jeune femme, blonde et gracile, a
reçu une nouvelle douce-amère en après-midi. Elle ne sera plus jamais que la
maîtresse de son professeur de piano, marié et malheureux. Les tests ont
confirmé qu’elle attendait leur
enfant. Elle lui a donné rendez-vous dans le lobby de l’hôtel où ils avaient
pris l’habitude de laisser fleurir leur désir.
Que dire de cette dame qui, sac au dos,
des boîtes plein les bras, a fermé à clé son petit bureau au 3e
étage pour la dernière fois ? Après vingt-cinq ans de service comme
conseillère en orientation, elle a décidé d’envoyer valser son fonds de pension
et d’assouvir son envie de grands espaces. C’est au Yukon qu’elle atterrira la
semaine prochaine.
***
Alors que son imagination
vagabondait d’une fantaisie à l’autre, elle n’avait pas remarqué ce garçon qui
s’était assis tout près, par terre, adossé au panneau publicitaire. En un
regard rapide, elle constata qu’il semblait joli, esthétique. Cette œillade,
lui laissant une impression favorable, lui permit de tolérer la présence de cet
individu dans sa bulle, de freiner le réflexe qui la pousserait normalement à
se traîner les fesses vers la droite pour créer plus de distance entre leurs
êtres. Pas ce soir. Clémence choisit plutôt d’accueillir cette tension qui
s’éveillait en elle, cette envie, tout à coup si forte, de se retourner pour
observer davantage l’anatomie de celui qui osait partager quelques tuiles du
plancher sale de la station Berri.
Lorsque le train arriva à quai, c’est avec lenteur qu’elle se releva.
L’inconnu prit les devants et se dirigea vers le premier wagon. Elle l’imita.
Et cette femme, de l’autre côté
de la trame, n’avait rien manqué de leur parade.