samedi 17 octobre 2015

Métro


 Sur le chemin du retour, l’esprit toujours embué par les vapeurs éthyliques, elle se sentait légère. Assise en indien sur le quai, Clémence attendait patiemment, sereinement, avec la grâce dont seules les personnes attendues nulle part sont pourvues. Elle fouilla au fond de sa besace, en sortit son Ipod, puis enfila les oreillettes. Un savant mélange de jazz chaud et de percussions sud-américaines coula alors en elle. Pour occuper les huit minutes qui la séparaient du prochain métro, elle s’adonna à son jeu préféré : scruter les passants et les affubler d’une vie tantôt hautement colorée, tantôt triste à mourir. Elle se croyait capable de percer le mystère, de faire craquer la carapace que chacun enfile lorsqu’il franchit, le matin, le seuil de sa porte.

Ce vieillard, les épaules recourbées, ne prend le métro que depuis trois mois. Il était au volant de sa berline champagne avec son épouse des cinquante dernières années quand sa voiture a violemment percuté un camion remorque. Elle est décédée sur le coup et il n’a plus jamais pu se résoudre à mettre la clé dans le contact.

Cette jeune femme, blonde et gracile, a reçu une nouvelle douce-amère en après-midi. Elle ne sera plus jamais que la maîtresse de son professeur de piano, marié et malheureux. Les tests ont confirmé  qu’elle attendait leur enfant. Elle lui a donné rendez-vous dans le lobby de l’hôtel où ils avaient pris l’habitude de laisser fleurir leur désir.

Que dire de cette dame qui, sac au dos, des boîtes plein les bras, a fermé à clé son petit bureau au 3e étage pour la dernière fois ? Après vingt-cinq ans de service comme conseillère en orientation, elle a décidé d’envoyer valser son fonds de pension et d’assouvir son envie de grands espaces. C’est au Yukon qu’elle atterrira la semaine prochaine. 

***
Alors que son imagination vagabondait d’une fantaisie à l’autre, elle n’avait pas remarqué ce garçon qui s’était assis tout près, par terre, adossé au panneau publicitaire. En un regard rapide, elle constata qu’il semblait joli, esthétique. Cette œillade, lui laissant une impression favorable, lui permit de tolérer la présence de cet individu dans sa bulle, de freiner le réflexe qui la pousserait normalement à se traîner les fesses vers la droite pour créer plus de distance entre leurs êtres. Pas ce soir. Clémence choisit plutôt d’accueillir cette tension qui s’éveillait en elle, cette envie, tout à coup si forte, de se retourner pour observer davantage l’anatomie de celui qui osait partager quelques tuiles du plancher sale de la station Berri.  Lorsque le train arriva à quai, c’est avec lenteur qu’elle se releva. L’inconnu prit les devants et se dirigea vers le premier wagon. Elle l’imita.

Et cette femme, de l’autre côté de la trame, n’avait rien manqué de leur parade.